lundi 8 mars 2010

Reportages anonymes

Le français dans le monde ; n°342
Nov-déc 2005

La télévision comme la presse présente de plus en plus souvent des documents réalisés par des anonymes. Il s'agit de courts reportages filmés la plupart du temps à l'occasion de faits divers spectaculaires par des témoins munis d'une caméra ou même d'un téléphone mobile. Ces pratiques qui entrent en concurrence avec celles des journalistes peuvent inquiéter ou bien annoncer de nouvelles formes d'information.

C'est à l'occasion du Tsunami en Thailande, en décembre 2004, que le phénomène s'est vraiment affirmé tandis que les différentes chaînes de télévision présentaient dans leurs journaux télévisés des reportages réalisés par des témoins directs du drame qui s'était abattu soudainement sur cette région d'Asie du sud est. Plus récemment les attentats du mois de juillet dans le métro londonien ont aussi donné lieu à ce type de couverture constituée d'images mobiles de quelques secondes enregistrées sur le vif grâce à un téléphone mobile.

Immédiateté et authenticité
Le recours à de telles images tient au fait qu'à la différence de celles tournées par des journalistes, correspondants ou envoyés spéciaux, elles peuvent être enregistrées pendant un événement imprévu et sont d'autre part auréolées des vertus de l'authenticité. A l'heure où les médias sont parfois accusés de manque de neutralité et soupçonnés de fabriquer l'information, cet aspect des images anonymes n'est pas indifférent. La mauvaise qualité des images, le tremblé, loin d'être des handicaps deviennent alors des preuves d'authenticité. Le phénomène prend une telle ampleur que ceux qu'on appelle quelquefois les "citizen papparazi" peuvent négocier très vite les droits, souvent élévés de leurs images, en entrant en contact, tout de suite après l'événement, avec des sites Internet qui s'occupent des relations avec les chaînes.
Loin de se sentir concurrencés par cette nouvelle relation à l'information, certains médias y voient au contraire un moyen de se rapprocher des lecteurs ou des téléspectateurs. Certains journalistes vont même jusqu'à parler de "journalisme participatif" et différentes expériences cherchent à oeuvrer dans ce sens. Télé Grenoble a par exemple entrepris de se constituer un réseau de correspondants vidéastes tandis qu'à Nantes une télévision locale, TéléNantes diffuse de courts reportages réalisés par des téléspectateurs. Ces dernières expériences rappellent en fait ce qui s'est passé il y a quelques années avec les télévisions locales et associatives qui n'ont d'ailleurs pas connu le succès attendu.

Les dérives du journalisme anonyme
Les images anonymes tournées lors de grands événements souvent catastrophiques et violents, posent elles d'autres questions. Celle de savoir par exemple jusqu'où l'on peut aller en montrant l'horreur sans filtre journalistique. Tout le travail des journalistes doit tendre en effet à mettre à distance l'information pour mieux l'expliquer et la faire comprendre, tandis que ces images vont plus dans le sens d'une relation fusionnelle et émotive à l'événement. Elles jouent d'autant plus sur l'affect que l'on sait qu'elles ont été tournées par un témoin du drame immergé dans celui-ci. Pour certains journalistes, ces pratiques posent aussi des questions d'éthique et de fiabilité. Les journalistes sont liés dans leurs pratiques professionnelles par une charte du journalisme qui leur indique leurs devoirs en matière d'information. Ce n'est évidemment pas le cas des témoins anonymes et des débordements sont à craindre. Récemment lors de l'atterrisage raté de l'avion d'Air France à Toronto, un passager s'est vu reprocher de ralentir l'évacuation car il cherchait à la filmer.
La question la plus brûlante reste sans doute pour les médias dits classiques de savoir si ces pratiques anonymes entrent en réelle concurrence avec eux et déboucheront sur des formes de journalisme alternatif par exemple sur Internet ou bien s'il ne s'agit là que d'un phénomène qui sera absorbé par la logique industrielle des grands médias.

Thierry Lancien