lundi 8 mars 2010

Quand le champ du visible ne cesse de s’élargir

Le français dans le monde, n°345,
Mai-juin 2006

Deux événements récents couverts par la télévision amènent à nouveau à se poser la question de savoir quelles sont les limites de ce qui est diffusable par le petit écran.

Le 7 février dernier, le quotidien Libération présentait en première page et sous le titre « A visage découvert » une photo qui fera date et qui montrait un visage de femme de profil regardant sur un grand écran son propre visage agrandi. Il s’agissait en fait de la première personne greffée du bas du visage qui avait choisi avec ses médecins de révéler ce jour là son identité et sa nouvelle apparence. Des télévisions du monde entier étaient présentes à cette conférence de presse et ce visage a fait le tour du monde. A cette occasion on ne peut pas ne pas se demander si les limites de ce qui est montrable à la télévision, l’intime, la souffrance, la mort, le sexe ne sont pas sans cesse en train de reculer. Le cas d’Isabelle Dinoire est d’autant plus intéressant qu’il semble d’après ses témoignages qu’elle ait choisi de montrer son visage en public à la télévision pour échapper à une véritable traque médiatique qui se déroulait depuis plusieurs mois. Terrible paradoxe qui voudrait en fait dire qu’on ne peut échapper aux médias qu’en rentrant dans leur implacable logique. Pour Patrick Sabatier qui signait ce jour là l’éditorial de Libération, la publicité extraordianire qui était alors donnée à cet exploit médical faisait en fait écho aux dérives de la télé-réalité et « autres déballages cathodiques ». Il faut d’ailleurs noter que l’ordre national des médecins a critiqué la médiatisation de cette affaire. Une telle réaction comme celles de beaucoup de commentateurs montrent bien que si le champ du visible s’élargit sans cesse, cela ne va pas sans poser des problèmes d’acceptabilité du côté de l’éthique, de la morale, de la religion et de la culture.

Durant la même semaine et quelques jours plus tard, la retransmission à la télévision de l’audition du juge Fabrice Burgaud par une commission d’enquête de parlementaires est venue elle aussi soulever de lourdes questions. Ce jeune juge d’instruction qui est au centre d’une énorme erreur judicaire qui lui a fait mettre en prison des personnes qui ont depuis été acquittées, a eu à témoigner pendant plusieurs heures devant la commission qui enquête sur cette affaire. La retransmission d’une telle audition est une première qui mérite quelque attention. On peut tout d’abord se demander si dans un pays où les procés ne sont pas retransmis à la télévision, une telle diffusion se justifiait. On peut ensuite analyser le dispositif télévisuel mis en place. En dehors de l’audience elle même, TF1 et France 2 avaient en effet choisi de faire précéder celle-ci d’une émission de deux heures environ comportant un plateau avec un présentateur, des interviews de personnes acquittées et un portrait du juge. Un tel dispositif pouvait permettre de mettre à distance la retransmission, d’en donner des éléments d’analyse comme ce fut parfois le cas sur France 2 où l’ancien garde des sceaux Robert Badinter était l’invité du présentateur. Mais ce dispositif risquait aussi de surmédiatiser le témoignage du juge à travers des procédés de spectacularisation et de suspense, ce qui fut par moments le cas. Pire, la diffusion de témoignages des acquittés, mettant en cause le juge, fonctionnaient finalement comme des pièces à conviction livrés contre lui. A partir de cet événement télévisé se pose donc à nouveau la question de savoir ce que l’on peut légitimement montrer à la télévision et selon quelles modalités. En admettant que la retransmission de l’audition était nécessaire, il aurait fallu que les différents acteurs insitutionnels de cette affaire (parlementaires, justice, CSA, directeurs des chaînes) réfléchissent aux formes télévisuelles qui étaient les plus aptes à la servir.

Thierry Lancien